La rue est à nouveau l’arène d’une révolution. Non, pas celle des grands soirs, mais celle des petites roues. Les vélos électriques et trottinettes envahissent nos trottoirs avec la grâce d’un troupeau de moutons ou d’une colonie de fourmis. Les médias observent, la bave aux lèvres, prêts à engranger du clic, du likes du RT parce que ce nouveau monde post-COVID est une manne de faits divers, que le thème permet d’amplifier à outrance. C’est exactement ce que nous allons faire cette semaine.
Le sujet de cette semaine aurait dû être différent, mais un trajet a fait la différence. Parce que les humains, vous et moi inclus, sont paradoxalement aussi grégaires qu’égoïstes.
Je suis au cœur de Paris, je pédale, direction le douzième arrondissement. Paris, cette ville si particulière, qu’elle est à l’origine d’un syndrome engendrant la dépression des touristes asiatiques. Mais Paris a fait du vélo la mascotte de son combat écologique. Enfin, écologique… Politique.
Alors les rues ont adopté le vélo, des pistes cyclables se sont créées çà et là, au cœur de rues sales et au milieu d’habitants las. La cohabitation nécessite de l’espace. Allez donc vivre en coloc, avec une personne inconnue, dans un 25 m2, et le studio se transformera en octogone. Petit, certes, mais octogone quand même.
Pourtant, les voitures, les bus, les piétons, les trottinettes et les vélos se partagent un espace restreint. La mairie fait ce qu’elle peut, la transformation prend du temps. Mais qu’importe l’argent investi, qu’importe les efforts logistiques faits, il y a toujours cet humain, doté d’un superpouvoir exceptionnel : celui de tout pourrir.
Alors je continue mon trajet. Automobiliste, cycliste, piéton, avec tous ces rôles, j’ai appris que rien ne sert de courir, vraiment, ça ne sert à rien.
Je suis en retard pourtant. Le long d’une piste cyclable improvisée, qui part de Place de la République pour rejoindre le Grand Rex, j’esquive les véhicules de livraison qui débordent sur ma voie. Ces gens travaillent, ça peut se comprendre. J’esquive les voitures en warning qui bloquent ma route. Ces gens attendent quelqu’un, ça peut se comprendre. J’esquive les piétons qui attendent sur la voie que le feu passe au rouge, pour traverser. Ils sont piétons et donc prioritaires, ça peut se comprendre. À chaque feu, j’essaie de déchiffrer la flèche du panneau M12, recouverte d’un autocollant certainement posé là par un militant antivélo. Il veut s’exprimer dans un pays libre, ça peut se comprendre.
Arrivé à un feu, sans autorisation d’avancer. Tandis que les voitures galèrent en face à gratter quelques mètres, pour que chacune ait ce privilège de bloquer le trafic, j’entends trois coups de sonnette, puis un autre, plus insistant. Une femme, au look si parisien, sur son joli vélo tout violet, me regarde comme pour me dire d’avancer. Le feu est toujours rouge. C’est que l’espace est limité. Je me décale, devant la voiture, afin qu’elle puisse passer, et les cyclistes se mettent à défiler. Ils sont pressés, ça peut se comprendre. Le risque de se faire percuter est faible, alors pourquoi respecter la règle devant les automobilistes et motards, ceux qui sont lourdement punis s’ils l’enfreignent. Elle a pris le temps de me remercier de l’avoir laissée enfreindre la loi.
Toujours sur ce même trajet, décidément riche en découvertes, je vois enfin CE cycliste, que quiconque qualifierait de noms à se faire bannir d’internet. Par 26 °C, sweat noir, capuche sur la tête, lunettes de soleil sur le nez. Sur son fixie, il bombarde, il enchaine les slaloms entre les cyclistes, les piétons, les voitures, sans sonnette, ni règle, ni respect d’autrui. Là où il passe, la réputation de tous les cyclistes trépasse.
Les vélos, ces fiers destriers du XXIe siècle, sont devenus le symbole de l’avant-garde écologique. Pourtant, ils sont souvent pilotés par des chevaliers sans foi ni loi, qui ont trouvé là un passe-droit. D’autant qu’en tant que personnes vulnérables de la route, ils le sont. Ils forment une horde qui livre une bataille quotidienne, pour quelques centimètres carrés de bitume.
Entre fascination et agacement, les citoyens oscillent. Sur le papier, tout va bien. Mais il suffit d’un fait divers, d’une observation, d’un idiot sur son fixie, pour grossir un acte isolé.
J’ai pensé à tort, que c’était la surabondance d’individus ou l’espace restreint qui était problématique. L’effet de foule qui rendait idiot. Mais c’est faux. Qu’importe les efforts, les aménagements, les moyens déployés pour améliorer le quotidien des usagers, les résultats ne seront pas à la hauteur des attentes. Parce que l’humain est trop égoïste pour voir un système autrement, que par le prisme de sa petite personne. La foule, elle, sert juste de catalyseur, pour mettre en exergue les individus qui pourrissent le quotidien des autres. C’est que la vie est difficile, vous pouvez certainement le comprendre.
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