La ville de Paris va donc bannir les trottinettes en libre-service. Retour sur un fiasco où la passion a pris le pas sur la raison.
La messe est donc dite. Le 2 avril dernier, lors d’un « vote citoyen » organisé par la Mairie de Paris, les parisiens se sont prononcés massivement contre le maintien des services de locations de trottinettes en libre-service dans la capitale.
Une bien mauvaise nouvelle pour les utilisateurs réguliers ou occasionnels de ce nouveau moyen de transport, mais aussi pour la rationalité d’une façon générale.
Sur la méthode, d’abord. Il ne fallait pas être un grand expert du sujet pour prédire aisément le résultat à venir, tant il était absolument prévisible que seule la partie de la population parisienne la plus hostile à ce mode de déplacement irait voter. Pour voter contre, évidemment. Car la réponse était pratiquement contenue dans le simple fait de poser la question. Comme souvent dans les référendums, lancer un scrutin sur un sujet clivant attise les réactions épidermiques et donne à ceux qui s’expriment l’occasion de se muer en militants d’une cause, et de s’opposer au principe décrit dans la votation. D’un autre côté, ceux qui utilisent les trottinettes se contrefichaient apparemment pas mal de ce vote, car il n’y a pas de militantisme à utiliser un moyen de transport, juste des motivations pratiques. Et généralement on ne vote pas pour dire qu’on aime un truc sur lequel il n’y a aucun affect mais juste une relation fonctionnelle.
En bref, le vote émotionnel et épidermique était du côté des opposants, alors que les partisans ne se sont pas déplacés.
Résultat, ce vote citoyen ressemble davantage à une mascarade, et les chiffres sont là pour le démontrer : sur les 1 382 322 personnes inscrites sur les listes électorales parisiennes, seules 103 084 se sont rendues aux urnes, soit un taux de participation de 7.46 %. Ils ont été 89.03 % à se prononcer contre les trottinettes électriques en libre-service.
On peut malaxer les données dans tous les sens, la réalité est cruelle : ce vote n’est en rien représentatif. Ou s’il l’est, il est effectivement le symbole de la résistance au changement d’un côté, et de son adoption tellement évidente de l’autre que l’idée même que l’on puisse se déplacer dans un bureau de vote et mettre un bulletin pour ou contre dans une urne n’avait aucun sens.
Alors bien sûr, tout n’est pas idyllique ni idéal du côté des usages liés à la trottinette en libre-service, et ce mode de transport individuel et ponctuel n’est pas sans poser une série de problèmes, notamment de sécurité et de respect de l’espace public. Nous avons déjà eu l’occasion d’en parler ici.
Mais il est fort dommage que nombre de municipalités de grandes métropoles (et pas seulement Paris) n’aient pas réussi à gérer la question, certes complexe, afin de trouver un compromis qui satisfasse l’ensemble de la population.
Car on a quand même l’impression que ces interdictions sont prononcées au nom de motifs qui semblent souvent relever davantage du fantasme que de vrais arguments solidement étayés. Et que l’on confond un peu tout quand on évoque ce sujet à haute intensité émotionnelle.
Sur la dangerosité tout d’abord. Selon les statistiques officielles de la Préfecture de Police de Paris, il y a eu en 2022 408 accidents, des accidents ayant entraîné la mort de trois personnes et blessé 459 autres. Bien sûr ce sont toujours des drames que l’on doit absolument éviter, mais ces chiffres cachent une réalité un peu différente.
En effet, ces 408 accidents ne concernent pas spécifiquement les trottinettes en libre-service, mais l’ensemble des EDPM (engins de déplacement individuels motorisés), c’est à dire les trottinettes électriques, gyropodes, monoroues, hoverboards et autres. De fait, on ne sait absolument pas s’il y a des trottinettes en libre-service dans ce décompte sinistre, et si c’était le cas, quelle en serait la proportion. Vous voyez la nuance ? Oui, on sait que l’on fait dire ce que l’on veut aux chiffres, mais en l’occurrence la mystification est un peu grossière. Donc non, les trottinettes électriques en libre-service n’ont pas fait 422 blessés et 3 morts à Paris en 2022. Arrêtons de tout mélanger.
Par ailleurs, selon les données de l’opérateur Lime, entre janvier 2020 et juin 2022, on a recensé « plus de 16 millions de trajets en trottinette électrique Lime et 1261 accidents de gravité variable ». Lime précise également que 99,9% des trajets se sont déroulés sans accident, et parmi les 0,01 % de trajets entraînant un accident, 87 % ne nécessitaient aucune attention médicale. Lime indique aussi que « la majorité (79%) des accidents étaient des chutes individuelles impliquant uniquement des utilisateurs de Lime et 2% des accidents (29 au total) impliquaient des piétons, dont la grande majorité ne nécessitait aucune attention médicale ». On est très loin de l’apocalypse décrite régulièrement par les détracteurs de ce mode de transport.
Si vous n’êtes pas encore convaincus que – sans pour autant la nier – la prétendue dangerosité des trottinettes en libre-service est largement surestimée, le meilleur plaidoyer est fourni par… la ville de Paris elle-même, qui a commandé et publié très discrètement une étude particulièrement détaillée sur le sujet en mai 2022. De ce document très complet de 159 pages, il ressort que la part d’utilisateurs ayant eu un accident grave en trottinette de location est seulement de 2%, sachant que sont catalogués « accident graves » les accidents ayant nécessité une hospitalisation d’au moins 24 heures. Ce pourcentage est de 1% en Vélib et de 3% avec les vélos en free-floating. Ce rapport confirme également que « Pour l’ensemble des modes, les utilisateurs tombent seuls dans la majorité des cas. C’est encore plus le cas pour les utilisateurs de trottinettes. Cela peut expliquer en partie la faible part d’utilisateurs ayant eu un accident grave parmi les utilisateurs ayant eu un accident ».
Concernant le report modal maintenant. Le rapport de la ville de Paris indique que 10% des utilisateurs de trottinettes en libre-service se reportent depuis les VTC et 3% depuis les taxis. Il précise également que « En moyenne, 40 000 trajets sont réalisés en trottinettes par jour à Paris. En l’absence de ce service, 17 100 trajets seraient réalisés en modes actifs don t11 720 à pied. 7 500 trajets seraient réalisés en modes motorisés dont 3 720 en VTC, 1 120 en taxi et 720 en voiture. Cela représenterait + 1,4% pour les trajets en taxis dans Paris, +2,3% pour les trajets en VTC et une augmentation infime du nombre de trajets en voiture personnelle. » Une façon assez neutre et polie de reconnaître que la suppression de ce service va renvoyer une partie des utilisateurs sur des modes de déplacement carbonés…
Ce que semble confirmer une étude américaine consécutive au bannissement des trottinettes par la ville d’Atlanta. L’interdiction des trottinettes électriques à Atlanta en 2019 a entraîné une augmentation du temps de trajet de près de 10% pour les habitants, tandis que les trajets vers les événements sportifs ont augmenté de près de 12 minutes par voyage. Les chercheurs ont estimé que les trottinettes électriques, les vélos électriques et d’autres options de micro-mobilité peuvent permettre d’économiser en moyenne 17,4% de temps de déplacement pour les conducteurs à l’échelle nationale, réduisant ainsi la congestion routière et les émissions de carbone. Les chercheurs ont constaté que l’interdiction de ces modes de transport comporte des coûts économiques et environnementaux et qu’il faut prendre en compte les avantages et les inconvénients avant de décider de l’interdiction de ces dispositifs.
En fait, dans cette cabale contre les trottinettes en free-floating, comme dans tous les sujets clivants et polarisants, rien n’a été conduit de façon réfléchie et pragmatique. Un autre exemple de cette grande confusion, le fait que l’on mélange allègrement les problématiques de sécurité avec les questions d’occupation de l’espace public.
De ce point de vue, nombreux sont les parisiens, à la mairie ou simples résidents, s’étant opposés aux trottinettes, qui risquent de déchanter quand septembre viendra. Car, si la disparition du free-floating devrait à peu près régler le problème du parking et des dépôts sauvages d’engins sur les trottoirs, il est fort à parier que cela ne réglera absolument pas les questions de circulation et de sécurité routière. Vous avez voté contre ? Vous risquez d’être déçus, car ne vous faites pas d’illusion, il y aura quasiment autant de trottinettes en circulation dans les rues, sur les trottoirs, et probablement toujours des incivilités et des comportements à risque.
La seule différence résidera dans le fait que leurs pilotes en seront propriétaires. D’ailleurs les constructeurs se frottent les mains et prévoient déjà une hausse de leurs ventes à la rentrée. Alors certes, un propriétaire de trottinette électrique est peut-être plus responsable, plus prudent, ne serait-ce que pour ne pas abîmer son engin, mais il peut y avoir un effet de bord inverse quand on sait que certaines trottinettes low-cost du marché ne sont absolument pas sûres, souvent instables, et dotés d’un freinage très hasardeux, voire quasiment inexistant. Alors que tous ceux qui ont eu l’occasion de se déplacer récemment avec les dernières générations de Dott ou Tier savent à quel point ces trottinettes sont sûres, stables, avec un freinage aussi puissant que facilement dosable. Et bridées à 20 km/h contre 25 pour les trottinettes du commerce… quand ces dernières sont bridées. Rappelons à ce sujet que des trottinettes pesant plus de 30 kilos et dépassant les 70 km/h sont apparemment en vente libre dans notre pays…
On le voit, le sujet, qui déclenche les passions depuis l’émergence du free-floating en 2018, a été amplifié et dramatisé essentiellement par des politiciens frileux et des gens qui sont par nature hostiles à toute évolution des modes de vie. Nous avions connu les mêmes levées de boucliers avec l’arrivée des VTC, cette fois de la part de lobbies qui n’avaient pas trop intérêt à voir ce nouveau mode de transport se développer.
Alors que s’il avait été appréhendé d’une façon différente, avec une vision, une vraie stratégie (deux qualités essentielles que l’on attend des politiques, mais qui leur font malheureusement souvent défaut) et du pragmatisme, il serait peut-être géré convenablement, et déjà réglé. Il devrait être possible de changer nos habitudes et de réduire la place de la voiture dans nos villes en proposant des services de trottinettes électriques en location à la demande mieux réglementées, correctement entretenues, facilement disponibles, abordables et respectueuses de l’environnement. Cette solution peut contribuer à offrir des alternatives de mobilité plus respectueuses de l’environnement et accessibles à tous.
Sans « vote citoyen », sans interdictions. Et sans dramaturgie excessive.
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