Et si finalement, les voies cyclables n’avaient rien résolu…
Créteil, décembre 1999, le jeune Nuno ouvre la porte de l’immeuble avec son Topbike 26 pouces 18 vitesses. Le vent glacial souffle sur son visage mal protégé par une cagoule trop fine. Il est couvert de vêtements non adaptés. S’habiller pour rouler à vélo n’est pas dans les mœurs et franchement peu élégant. Les écouteurs dans les oreilles, le son à fond, il pédale direction le lycée, soufflant régulièrement dans ses mains pour pallier l’absence de gants. Il jongle entre les trottoirs, les voitures, les scooters. Sa petite lumière à l’arrière le rend visible, il est alerte, il sait qu’il est plus vulnérable, mais il gère.
Il a appris à soulever simultanément les deux roues de son VTT pour se décaler d’un coup sur un trottoir à droite comme à gauche. Le tout en synchronisant son mouvement sur le rythme d’un « Let’s The Music Play » de Barry White. Les éclairages des fêtes de fin d’année inondent les routes de mille reflets et le vélo est le véhicule de tous les gamins dont les parents n’ont pas pu ou voulu payer un MBK Booster.
Rien ne l’effraie. Il descend les escaliers aussi bien qu’il les monte et les composants perfectibles autant que les freins V-Brake mal réglés ne l’empêchent pas de dévaler les pentes à toute vitesse. Il aurait pu prendre le bus, mais il préfère pédaler que d’attendre de se cloîtrer avec une foule de gens mal réveillés.
Dix-sept ans plus tôt, Jacques Essel, président de l’association MDB (Mieux se Déplacer à Bicyclette) est conduit aux urgences à la suite d’un accident grave avec le conducteur d’une voiture. Il roulait à vélo. L’incident est médiatisé, Jacques Chirac, alors maire de Paris décide de mettre un coup de peinture verte au sol, dans un coin de la route, calé entre les bus et les voitures. C’est la première piste cyclable française. Les politiques se succéderont, tantôt de gauche, tantôt de droite, avec comme objectif que le parisien se déplace à vélo au maximum, afin de désengorger le trafic et soulager les chauffeurs qui conduisent les personnes qui décident.
Les années vont s’écouler et, progressivement, les pistes cyclables apparaissent en dose homéopathique. L’immobilier a contraint les gens à habiter plus loin. Le coût des véhicules les a contraints à s’entasser dans des boites de métal pour rejoindre leur lieu de travail, dans des conditions qu’aucun animal saint d’esprit n’accepterait. Mais les humains, eux, paient pour ça. Puis en 2019 le COVID, une pandémie planétaire qui redéfinit l’organisation des lieux publics. S’entasser n’est plus possible, et chaque quinte de toux fait de vous un potentiel patient 0, un ennemi public.
Le vélo devient la star et, comme toutes les stars prend goût au luxe, mais c’est une autre histoire qui sera contée plus tard.
Les villes transforment les routes en voies cyclables de moins en moins provisoires. Cela va accentuer un clivage qui commençait à s’intensifier sur les réseaux sociaux qui suintent un peu trop dans la vie réelle. Les cyclistes veulent une voie pour rouler ? Qu’ils la prennent ! Les cyclistes volent une voie pour rouler ? Alors qu’ils y roulent !
Désormais, le trottoir est aux piétons, les voies cyclables aux vélos et la route aux VTM, les véhicules terrestres motorisés, sauf les EDPM, rejetés de la cour de récré, faute de rentrer dans les cases.Et c’est un problème car la route n’a rien d’un système de tri administratif. La route est un flux animé parfois très dense où prône naturellement cette règle qui incombe aux pilotes d’avion : voir et être vu.
Les pistes cyclables sont des trottoirs pour piétons, les vélos peuvent tenir la vitesse avec les autos sur la route et parfois, un cycliste sera moins en danger au milieu des voitures, que sur des aménagements dédiés, car son allure sera moins proche des autres cyclistes que de celle des voitures.
Les voies cyclables ont été attendues comme le Messie, mais ne servent finalement qu’à accentuer un individualisme latent. Dès lors, la devise « partage de la route » devient un « dégage d’ici, tu n’as pas le droit d’être là ». S’en suit alors une guerre de territoires entre deux camps, et celui du vélo compte bien tout emporter. Pour preuve, les métropoles refusent les automobiles. Ces dernières n’ont rien à faire en ville. Certes, encore faut-il proposer de quoi les garer ou mieux, de quoi s’y rendre à ces villes. Qu’importe, ce n’est pas le problème. Les autres doivent dégager. Après la voiture, ce sera aux trottinettes, puis aux vélos. La revanche du plus vulnérable de la route devenu le caïd du bitume.
Le jeune Nuno n’est plus tout jeune aujourd’hui. Il continue d’utiliser son vélo, pour le plaisir et la praticité, afin de soulager sa moto. Mais la liberté procurée par chaque coup de pédale il y a 25 ans a cédé sa place à un clivage permanent. Il n’a désormais plus le droit de laisser le morceau jouer, tant pis pour Barry, tant pis surtout pour lui. Car c’est dangereux d’avoir des écouteurs, c’est dangereux de rouler sur la route, c’est dangereux de rouler sans casque. Tant de règles qui oublient que le plus gros risque de mourir est de s’empêcher de vivre en tuant le vivre ensemble.
Le mieux est l’ennemi du bien et à vouloir trop bien faire, les villes ont fini par faire tout de travers. Ainsi, les voies cyclables n’ont rien résolu parce que le problème est insolvable : il est impossible de prendre en compte l’ensemble des individus si ces derniers agissent égoïstement. Le problème n’est alors par l’infrastructure mais ceux qui l’exploitent.
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